Bernard Kouchner dénonce avec virulence l’ONG Arche de Zoé qui voulait évacuer 103 enfants de l’est du Tchad vers la France. Pourtant, en 1994, au Rwanda, l’actuel ministre des Affaires étrangères voulait lui aussi ramener des orphelins en France. Les motivations qui animaient le "French Doctor" semblaient alors assez obscures au commandant des Casques Bleus sur place.
Action humanitaire "dévoyée", "Arche de zozo", "triste aventure": Bernard Kouchner n’a pas eu de mots assez durs pour dénoncer la tentative de cette curieuse Arche de Zoé de ramener en France des enfants du Darfour. Emettant d’emblée des doutes sur la qualité d’orphelins des enfants, le Quai d’Orsay n’en a pas moins rappelé, le 25 octobre, qu’en matière d’adoption "les procédures sont extrêmement rigoureuses dans le bien même des enfants".
"Procédure" et "rigueur": deux notions dont Bernard Kouchner semble pourtant, à l’occasion, avoir fait moins de cas. Au Rwanda, en mai 1994, alors que le génocide des Tutsis faisait rage depuis plusieurs semaines, le French Doctor débarquait à Kigali avec une suite de journalistes. Son but: évacuer des orphelins tutsis vers la France, au nom d’un collectif d’ONG française.
L’ancien commandant de la Mission des Nations Unies au Rwanda, le général Roméo Dallaire, a longuement raconté cet épisode dans "J’ai serré la main du diable", livre témoignage dans lequel il relate sa mission au pays des Mille Collines. Lorsque l’officier canadien rencontre Kouchner dans la capitale rwandaise, ce dernier lui annonce "que le public français est en état de choc et qu’il exige des actions concrètes".
Le commandant des Casques Bleus s’oppose d’abord au projet "d’exporter des enfants, qu’ils soient orphelins ou pas".
"On ne pouvait s’en servir comme porte-enseigne pour que quelques Français bien-pensants se sentent un peu moins coupables du génocide", ajoute-t-il.
En fait, Roméo Dallaire espère encore obtenir les renforts nécessaires pour mettre fin aux massacres. Attitude sans doute naïve, puisque au début du génocide, l’ONU réduisit son contingent de trois mille à moins de trois cents hommes.
Quoi qu’il en soit, au lendemain de leur première rencontre, Dallaire et Kouchner doivent se revoir avec des officiers supérieurs de l’armée rwandaise. Parmi eux, le colonel Théoneste Bagosora, "cerveau" présumé du génocide. La rencontre se déroule au Diplomates, un hôtel de luxe de Kigali. Kouchner attaque les militaires bille en tête, les accusant d’être responsables de la situation tragique dans lequel se trouve le pays. Après quelques protestations de pure forme, les officiers rwandais acceptent l’évacuation d’orphelins tutsis. Roméo Dallaire raconte ainsi la fin de l’entrevue:
"La réunion s’est terminée sur Bagosora et ses chefs promettant d’aider à l’évacuation des orphelins, alors que Kouchner était à la tête de sa pléthore de journalistes. J’ai détesté l’argument de Kouchner qui estimait que ce genre d’action serait une excellente publicité pour le gouvernement intérimaire. Je n’aimais déjà pas l’idée de faire sortir du pays des enfants rwandais, mais se servir de ce geste pour montrer une meilleure image des extrémistes me donnait la nausée."
"Son rôle était clair"
Contre toute attente, le général canadien se rallie au plan de Kouchner. Il escompte en effet qu’il débouche sur un cessez-le-feu entre l’armée gouvernementale et le FPR, la rébellion tutsie. Mais la milice Interhamwe crée "des problèmes" et l’opération prend du retard. Le colonel Bagosora est "désespéré" car il tient à l’évacuation "avant que Kouchner et sa suite de journalistes ne quittent la ville".
Lorsque le projet capote définitivement, Bagosora s’en prend au chef des Casques Bleus qu’il accuse de lui faire perdre "la face devant l’opinion mondiale". Revenant sur l’attitude de Kouchner, Roméo Dallaire écrit:
"J’ai pris mentalement note de bien observer les motifs qui l’inspiraient ainsi que les actions qu’il entreprenait."
Pour autant, le général canadien confie s’être bien entendu avec Kouchner à qui il trouva de nombreuses qualités. Il se dit "heureux" de le revoir quelques semaines plus tard "même si je ne savais jamais quand, ou, si, son humanitarisme masquait les intérêts du gouvernement français".
Sa joie fut cependant de courte durée, puisque le French Doctor revenait avec un mandat officiel de Paris pour lui "vendre" Turquoise. Cette intervention militaire française avait été décidée "dans l’intérêt de l’humanité", lui expliqua Kouchner. Le général canadien entra alors dans une rage folle, dénonçant l’hypocrisie des Français « au courant que leurs alliés étaient responsables des massacres". "Au moins", note Roméo Dallaire au sujet de Kouchner, cette fois-ci, "son rôle était clair".
Par Fabien Grasser (Journaliste), pour RUE 89