Extrait des Souvenirs sur l’affaire, souvenirs de jeunesse, écrits 40 ans plus tard, en 1935, pour l’hebdomadaire de gauche Marianne. C’est le premier combat politique qu’ait livré Léon Blum, à un rang modeste d’ailleurs. Il est alors auditeur au Conseil d’Etat. Il collabore à la défense d’Emile Zola avec Me Labori et les frères Clémenceau, Georges (directeur) et Albert (avocat de L’Aurore). Pour la défense de Dreyfus, Blum travaille avec Lucien Herr, bibliothécaire de l’Ecole Normale Supérieure et Jean Jaurès.
" Nous restions là, atterrés, désespérés, devant les débris de notre œuvre rompue entre nos mains ? Ce fut un de ces moments où toute croyance se retire, où l’on se sent isolé et perdu dans un monde à jamais hostile, où l’univers même paraît se dépeupler, se vider. Comme tous les hommes, j’ai connu dans ma vie un certain nombre d’heures semblables à celles là. Il existe pour moi quelques maîtres mots qui expriment la désolation, qui me reviennent mécaniquement à l’esprit chaque fois qu’un écart béant se creuse ainsi entre la réalité et les constructions de la pensée ou du rêve. Ils n’ont certainement cette valeur que pour moi seul ; je les transcrit cependant. C’est une phrase de Guerre et Paix que j’avais lue, adolescent, dans la vieille traduction de Hachette : « Tout était si étrange, si différent de ce qu’il avait espéré ... » Soudain, un poing énergique allait briser les vitres dans cette chambre verrouillée où la cause de la révision était condamnée à l’asphyxie : L’Aurore publiait le « J’accuse !... » de Zola. J’habitais alors rue du Luxembourg. Au coin de la grille du jardin s’élevait la cabane en planches d’un marchand de journaux, le père Granet. J’ignorais jusqu’alors que mon marchand de journaux fût dreyfusard, mais je me rappelle parfaitement le matin d’hiver où le père Granet, frappant du dehors à mon volet, me réveilla en s’écriant : « Vite, Monsieur, lisez ça ... c’est un article de Zola dans l’Aurore. » J’ouvris en hâte ma fenêtre, et je pris des mains du père Granet le journal qu’il me tendait. A mesure que je lisais, il me semblait absorber un cordial puissant ; je sentais remonter en moi la confiance et le courage. Allons ! ce n’était pas fini ; la défaite subie n’était pas sans remède ; on pouvait encore se battre, on pouvait encore vaincre. La Résistance ne survivrait pas au coup que Zola lui assenait."