Tribune de Toni NEGRI publiée dans le quotidien français Libération, mercredi 18 juillet 2001.
Le G8, directoire des puissants, cherche à constituer un gouvernement global. De manière juste et urgente, car le marché global cherche un gouvernement. On n’a jamais vu un marché qui soit sans gouvernement. Qu’est-ce que le G8 ? Une réunion de chefs d’Etat. Si on regarde bien la photo du groupe, ils ont l’air plutôt dépaysés : leurs visages - entre la ruse et la résignation - ressemblent à ceux que l’on trouve dans les images des réunions de monarques d’avant 1914. Des monarques qui ont fini assassinés, oubliés, exilés, dans la misère ou plus banalement absorbés par la banalité iconographique de la richesse. En fait, le G8 est un assemblage bizarre, en particulier à cause de la manière dont il s’est formé : ceux qui en sont membres, autoséléctionnés, sont les représentants des « pays les plus riches »... Mais ce n’est pas vraiment très facile d’être l’un des plus riches quand on est aussi un représentant de la démocratie : d’une certaine manière, c’est presque contradictoire. Et vous souvenez-vous des débats de ces messieurs ? Il y a eu toute une période où Mitterrand avait peur d’être plus pauvre que les Canadiens (on se posa alors la question de savoir si c’était le PIB qui était important, ou si c’était le revenu des familles). Et essayez d’imaginer l’entrée des Russes dans ce consensus sublime. Il fallait qu’Eltsine boive beaucoup pour oublier qu’il se trouvait en compagnie de ce capitalisme anglo-saxon qu’il détestait par-dessus tout, et des anciennes puissances de l’Axe, et du vieil hermaphrodite français à la fois « colonial » et démocratique...
Mais contrairement à ce que pensent beaucoup de ses contestateurs, le G8 n’est pas seulement le spectacle familier d’un très vieux jeu de pouvoir - s’il ne s’agissait que de cela, on pourrait se limiter à l’ironie et au mépris. Le G8, c’est aussi une dynamique politique importante, un lieu où se construit progressivement le pouvoir sur le monde. L’Organisation des Nations unies ne fonctionne plus : elle survit, marquée par le discrédit et attristée par la réduction inexorable de ses finances. Les polémiques sur l’élargissement éventuel du Conseil de sécurité n’intéressent plus personne : il y a longtemps, un héroïque ambassadeur italien fit des pieds et des mains afin que l’Italie puisse y siéger, et maintenant tout le monde l’a oublié. Non, pour entrer dans le G8, le cursus honorum passe plutôt par l’Organisation mondiale du commerce. Le G8 est donc une dynamique constituante : on cherche à définir et à symboliser à travers lui la figure du pouvoir sur l’Empire, c’est-à-dire la manière dont les plus riches commandent le monde.
On se trouve là devant le seul vrai problème actuel : non pas qui commande (ce sont bien évidemment les plus riches, personne ne songerait à en douter), mais comment on montre, ou plus exactement comment on représente ce pouvoir impérial. Il est assez clair que les Américains commandent - mais pas tout, et pas toujours. Commander présuppose en effet une méthode : les Américains n’en sont ni les propriétaires, ni les seuls exécuteurs. Il y a sept autres joueurs : le Japon, le Canada, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne (c’est-à-dire en réalité l’Europe) et, en plus de ces insolents de Français, les Russes « en reconstruction », vaguement paresseux mais qui possèdent encore beaucoup de têtes d’ogive nucléaires ; donc l’une des méthodes en question, c’est de trouver un parcours commun pour toute cette diversité. Une méthode nécessaire, parce que l’on ne parle pas seulement de nations - et entre nations. On en parle même très peu, parce que les leaders qui se rencontrent représentent moins des nations que différents groupes d’intérêt multinationaux (parfois contradictoires entre eux, parfois solidaires) ou, si vous préférez, un certain nombre de nécessités singulières et différentes du capital global. Le G8 est donc le directoire des puissants représentants du capitalisme mondial qui cherchent à constituer un gouvernement global. Et cela de manière juste et urgente, car le marché global cherche un gouvernement - son propre gouvernement. On n’a jamais vu un marché, même minuscule, qui soit sans gouvernement. Et, comme le disait Polanyi, plus le marché est grand, plus il en a besoin. Je ne sais pas si Polanyi avait raison, mais, en tout cas, c’est ce gouvernement qui est en train de se former : le G8 ; et c’est cela que nous appelons le gouvernement de l’Empire.
Donc un Empire. Mais quel type d’Empire ? Dans la tradition européenne, il en a beaucoup de modèles différents. En général, dans l’empire latin et/ou germanique, il y a trois pouvoirs qui le définissent : un monarque, un sénat aristocratique et des peuples. Comment ces puissances de l’Empire se combinent-elles entre elles, et selon quelle méthode ? On a deux modèles extrêmes pour répondre à la question : le premier est romain, l’autre byzantin. Dans le premier, on trouve non seulement le pouvoir du monarque mais celui de l’aristocratie (qui va dans certains cas jusqu’à élire le monarque) ; le peuple, quant à lui, est organisé en assemblées de la plèbe qui exposent aux puissants leurs besoins et arrivent parfois à les imposer. C’est donc une mécanique qui réussit à produire un certain consensus : elle ne touche pas à l’unité du pouvoir hégémonique - qui, dans notre cas, pourrait être comparé, de manière assez hardie, avec la centralité de la puissance militaire, monétaire et communicationnelle du capitalisme américain -, mais la conforte et cherche à la modérer, dans ce « concert » multinational des producteurs de richesse. En ce sens, l’Empire n’est pas américain mais vraiment cosmopolite : c’est l’Empire du capital collectif. Derrière lui, de manière subordonnée mais tout aussi effective, il y a les nations, en particulier celles qui sont pauvres ou prolétaires, et qui doivent être représentées dans la structure institutionnelle de l’Empire à la fois par pitié et par nécessité démographique, pour alimenter la concurrence dans la division internationale du marché du travail et pour éviter les révoltes (dont la répression est souvent coûteuse et moralement assez gênante). Cette représentation subordonnée doit par conséquent être garantie elle aussi. Voilà donc le premier modèle - romain, latin à la Polybe, mais également réformiste, libéral, « newdealesque »...
Et puis il y a l’autre modèle, l’Empire byzantin. Là, l’équilibre et le caractère subsidiaire des trois pouvoirs disparaissent. Le pouvoir monarchique prend tout. Sa défense, c’est un bouclier spatial. Les réseaux multinationaux, à travers lesquels on produit de la valeur à partir de la terre, se resserrent alors de manière presque mystique. Dans les grandes mosaïques byzantines, il y a autour de la majesté divine à la fois les douze apôtres et les animaux de l’Apocalypse. Bref, certains ont pensé (et pensent encore aujourd’hui) que la liberté de produire et de s’approprier de la richesse, de même que la main invisible du marché, ne pouvaient être protégées que de cette manière-là, à travers des structures de pouvoir fortes dont la communication se fonderait sur des symboles extrêmement abstraits. C’est peut-être vrai. La modernité nous a montré trop de répétitions et de métamorphoses du Léviathan - figure absolue et transcendante du pouvoir - pour que, en bons postmodernes que nous sommes, nous puissions vraiment être étonnés.
Le peuple de Seattle, dans ce long cheminement qui est le sien et qui le conduit à Gênes, pose donc un problème de définition. Si l’on ne se décide pas à choisir entre un modèle romain et un modèle byzantin de l’Empire, on aura probablement non pas une invasion des Barbares (chose impossible dans ce monde global et impérial sans « dehors ») mais une éruption volcanique. Craindre cette éruption ou au contraire la souhaiter, c’est l’alternative éthique actuelle.